Souvenir¹

 

 

La lune exécrable, déjà sur le déclin, luit faiblement, et, de ses minces

cornes, fraie un chemin à sa lumière, à travers le feuillage mortel des grands

upas de la vallée de Nis. Mais elle n’en atteint pas les profondeurs, là où

se meuvent des formes qu’il vaut mieux ne pas voir. Une végétation

luxuriante en recouvre les pentes ; des lianes maléfiques et des plantes

grimpantes  rampent parmi les pierres des palais en ruine, enlaçant étroitement

les colonnes brisées, les étranges monolithes, soulevant les dalles de marbre

mises en place par des mains oubliées. De petit singes sautillent dans les

arbres gigantesques qui poussent au milieu des cours effondrées, tandis

que des serpents venimeux et des créatures squameuses, dépourvues

de nom, entrent et sortent en ondulant des cryptes profondes.

Vastes sont les pierres endormies sous leurs couvre-lit de mousse humide,

et puissants étaient les murs dont elles sont tombées. Leurs bâtisseurs les

avaient érigés pour toujours, et en vérité ils font encore noble usage, car

le crapaud gris a élu domicile juste en dessous.

Tout au fond de la vallée coule la rivière Thom, dont les eaux limoneuses

sont chargées d’herbes. Elle jaillit de sources ignorées, et traverse des grottes

souterraines, aussi le Démon de la Vallée ignore-t-il pourquoi ses flots sont

rouges, et où ils vont.

Le Génie qui habite dans les rayons de la lune lui parla, disant : << Je

suis vieux, et j’oublie tant de choses. Dis-moi le nom de deux qui bâtirent

ces ouvrages de pierre, parle-moi de leur apparence et de leurs agissements.>>

Et le Démon répondit :<< Je suis le Souvenir, et la science du passé m’est familière,

mais moi aussi je me fais vieux. Ces êtres étaient comme les eaux de le rivière

Thom : incompréhensibles. De leurs actes, je ne me rappelle rien : ils n’avaient pas

grand sens. De leur apparence, je me souviens vaguement : elle était semblable

à celle des singes dans les arbres. Mais leur nom, je me le rappelle parfaitement :

il rimait avec celui de cette rivière. Ces êtres d’autrefois s’appelaient les hommes.>>

 

Et le Génie s’envola vers les minces cornes de la lune, tandis que le Démon observait

avec attention un petit singe perché sur un arbre qui poussait au milieu d’une cour effondrée.

Howard Phillips Lovecraft 1890-1937

¹. Memory,1919. Traduit de l’américain par Jean-Paul Mourlon. © Edition Belfond.

Transcrit par Merak http://merak.free.fr © Merak Pandémonium 2000.